Tracks : Tonight's The Night ; Speakin' Out ; World On A String ; Borrowed Tune ; Come On Baby Let's Go Downtown ; Mellow My Mind ; Roll Another Number (For The Road) ; Albuquerque ; New Mama ; Lookout Joe ; Tired Eyes ; Tonight's The Night – Part II
Harvest est pour beaucoup le sommet de la carrière de Neil Young. Une parenthèse enchantée et parfaite dans l'étrange carrière du Loner. Un après midi ensoleillé, joyeux et simple. Mais l'après midi décline, et la nuit finit toujours par tomber. Tonight's The Night. Une pochette sombre, où Neil Young apparaît seul dans le noir. Ce soir, la nuit va tomber, et le Loner se tient seul devant nous, portant un lourd fardeau sur les épaules. Même s'il est sorti en 1975, Tonight's The Night date en fait de 1973, année charnière pour Neil Young. C'est le 5ème album studio du canadien (même s'il est sorti en fait après On The Beach, qui est son successeur), qui patientât deux ans dans les coffres du label Reprise. La maison de disques attendaient un Harvest 2 et refusait de sortir ce disque, trop anti-commercial. Mais entre Harvest et Tonight's The Night tout a changé. Neil Young a enterré les utopies des années 60 qu'il chantait sur Crosby, Stills, Nash & Young - Déjà Vu (1970) . Il voit tout autour de lui les ravages de la drogue et de l'alcool (The Needle and The Damage Done chantait-il sur Harvest). Quelques mois avant d'enregistrer Tonight's The Night, il renvoie Danny Whitten le guitariste du Crazy Horse, trop accro à l'héroïne. Quelques jours plus tard, le jeune homme est retrouvé mort. Overdose. L'héroïne a été payée avec les 200 dollars que Young lui avait laissé en le licenciant. Quelques mois plus tard, c'est Bruce Berry, un roadie et ami de Neil Young, qui est retrouvé mort. Overdose. La nuit tombait dans l'esprit du Loner. Rien d'autre qu'une dépression profonde, qui allait durer deux ans. Même dépressif, le Loner reste néanmoins créatif. C'est au cours de ces deux années qu'il enregistre ce qu'on appellera par la suite sa trilogie du fossé, composée de Time Fades Away, Tonight's The Night et On The Beach. Tonight's The Night est donc le cœur de cette nuit profonde et morbide. Une confession publique sinistre. Mais cette confession publique est-elle à la hauteur du reste de la discographie du Loner?
Toute personne ayant déjà écouté ce disque sait qu'il y règne une ambiance nocturne et morbide, sinistre et froide. Une déprime qui n'a rien à voir avec celle qu'on trouve sur Joy Division - Closer (1980) ou The Cure - Pornography (1982) . Non ici tout est usé, sombre. Une mélancolie contre laquelle on ne peut rien. Un sentiment aussi inéluctable qu'une nuit sans fin. Aussi inéluctable que la mort. C'est de ça dont Neil Young parle ici. Et tout est résumé dans ce qui est probablement une de ses plus grandes chansons : Tonight's The Night. La chanson est un hommage direct à Bruce Berry, l'ami de Neil Young. Elle parle de lui « Bruce Berry was a working man/ He used to load that Econoline van. » et de sa mort « When I picked up the telephone/And heard that he'd died/out on the mainline. » . Et rarement la voix de Young n'a été aussi déchirante qu'ici. Il chante presque faux d'ailleurs. On sent l'alcool dans son phrasé incohérent. Mais s'il chante probablement mal, il chante de manière « vraie ». Un peu comme Dylan d'ailleurs. Sa sincérité et l'émotion qu'il dégage me font chavirer. Cet homme pleure son ami ici (la chanson ouvre l'album, et une version un peu plus rock le clôture), et le fait avec une de ses plus grandes chansons, qui vous marque au fer rouge dès la première écoute.
Paradoxalement, le seul moment de l'album qui paraît échapper à cette déprime bourbeuse est trompeur. Car si Come On Baby Let's Go Downtown est un pur moment de rock sautillant, il est en fait un hommage lugubre à Danny Whitten, le guitariste du Crazy Horse mort d'overdose. Le titre est en effet pris en live, avant sa mort. C'est même lui qui chante ses paroles joviales et souriantes et qui tient une des guitares. Un bon morceau de rock, joyeux, pétillant, très bien réalisé. Quelques mois avant l'injection fatale. Un hommage très joli et poignant, même s'il peut passer inaperçu à la première écoute.
Mais tout le reste de l'album baigne dans une atmosphère résignée, triste, alanguie. De la splendeur ensoleillée d'Harvest, il reste quelques éclats fugitifs, quelques ultimes rayons de soleil avant la nuit, comme ce Borrowed Tune dominé par un piano et un triste harmonica. En fait, on s'aperçoit qu'il s'agit d'un plagiat quasi non dissimulé du Lady Jane des Rolling Stones. Après le riff de Mr Soul de Buffalo Springfield qui rappelle étrangement Satisfaction, ce n'est qu'à moitié étonnant ceci dit. Borrowed Tune reste néanmoins une très belle chanson. On retrouve aussi une country un peu fatiguée sur un titre comme Roll Another Number, chanson déphasée et triste où seul le piano (tenu par Nils Lofgren) semble réellement assurer. Car il faut dire ce qui est, si ce disque est lugubre, il l'est aussi par les effluves d'alcool qui s'en dégage. Le Loner chante faux la plupart du temps, de la diction typique de quelqu'un qui a passé un peu trop de temps avec l'ami Jack Daniels. Que le titre soit folk comme Albuquerque, Tired Eyes, ou blues rock comme le superbe Word On A String (surement un des titres que je préfère de la galette, même s'il est assez atypique ici), Young chante totalement à coté de la plaque. Et pourtant, c'est évident : ça colle à l'ambiance. Le reste du Crazy Horse qui l'accompagne (enfin ce qu'il en reste c'est à dire Ralph Molina à la batterie et Billy Talbot à la basse) n'est pas spécialement un groupe de virtuoses, et subit lui aussi le coup de la perte de Whitten. Eux aussi sont dans le fossé, usés, déprimés, alcoolisés. Le contraste est d'autant plus flagrant lorsque les Stray Gators, groupe avec lequel Neil Young enregistra Harvest, l'accompagne sur Lookoot Joe. C'est le morceau le mieux joué de l'album, le plus sérieux. Même Neil Young chante correctement ici, et le guitariste Ben Keith est au top. La lune perce les nuages quelques instants.
Mais rien n'y fait, l'album reste poisseux, mélancolique, fatigué. Un disque nocturne, qui brille tel un diamant noir dans la discographie de Neil Young. Car oui, il est difficile d'accès. Il n'a pas la splendeur d'Harvest ou de Neil Young - After The Gold Rush (1970) , la hargne rock d'un Everybody Knows This Is Nowhere ou d'un Ragged Glory, mais il est néanmoins très attachant. C'est un des disques les plus personnels de Neil Young qui se livre ici, masqué par la drogue et l'alcool. Épuisé, détruit. Un des nombreux disques de ce milieu des années 70 qui est dicté par la drogue (Station To Station de Bowie, Exile On Main Street des Stones...). Ce n'est pas son meilleur, certes. Neil Young chante trop faux ici, et les compositions du Loner ont été et seront meilleures (sauf pour le titre éponyme). Mais la galette a un charme nocturne, sombre et poisseux. Elle dégage une émotion qui peut vous coller longtemps, comme une nuit interminable. Tonight's The Night. A écouter la nuit, lorsque la journée aura été épuisante. En rêvant d'un matin meilleur, qui finira bien par venir...
15/20 (NB : La note exprime juste le plaisir que j’ai ressenti personnellement à l’écoute, non pas une note de la technique musicale, ou même de la valeur réelle de l’album en général. Elle permet juste d’indiquer mon échelle de plaisir ressenti ici.)
Moi-même.